Edvard Munch et la langue française
«En cause de dificulte a escrire et surtout en Francais j’ai laisser quelques de més ami vous donner mes remerciements […]» Cette phrase, tirée d’un brouillon de lettre, offre un exemple typique de la manière dont Edvard Munch écrit en français. Il l’affirme lui-même : à l’écrit, il ne s’exprime pas avec aisance.
Attaquer les textes que Munch a écrits en français s’avère être une tâche laborieuse qui exige patience et imagination. Munch a en effet une écriture bâclée et quelques fois illisible, mais surtout, il ne tient que rarement compte des règles grammaticales de la langue française. Au premier abord, il s’agit donc surtout de déchiffrer les textes pour établir ce qu’il a voulu écrire. Mais au fur et à mesure qu’on les décode, on s’aperçoit qu’il existe quelques phénomènes récurrents qui peuvent servir de points de repère pour faciliter la lecture.
Munch séjourna et étudia en France à plusieurs reprises, la première fois en 1885, à l’âge de 22 ans. Il y fit de nombreuses connaissances, aussi eut-il besoin d’écrire des lettres en français. La plupart des textes qui nous sont parvenus sont des brouillons de lettres d’affaires; c’est de là que sont tirés les exemples de cet article.
Traits caractéristiques du français de Munch
Dans son journal, Munch nous apprend qu’il reçut quelqu’enseignement du français durant sa jeunesse. Sans doute l’apprit-il aussi lors de ses séjours en France, mais nous avons peu de renseignements sur sa maîtrise de la langue orale. Nous verrons qu’il le parlait probablement mieux qu’il ne l’écrivait. Pour commencer, nous allons examiner de plus près quelques traits caractéristiques de son français écrit.
Le passage déjà cité, tiré du brouillon MM N 3407, peut servir d’exemple :
«En cause de dificulte a escrire et surtout en Francais j’ai laisser quelques de més ami vous donner mes remerciements […]»
Cette phrase contient les fautes typiques suivantes :
- Fautes d’orthographe portant sur les lettres muettes : Munch omet, ajoute ou confond les lettres muettes. Dans l’exemple, il écrit «laisser» au lieu de «laissé» et «ami» à la place d’«amis».
- Fautes d’accord : il y a rarement accord en genre et en nombre dans les phrases de Munch en français. Dans l’exemple, un nom au singulier («ami») est précédé d’un adjectif possessif au pluriel («més» [mes]).
- Erreurs portant sur les signes diacritiques : Munch omet les accents et les cédilles ou bien il en ajoute à son idée : il écrit «dificulte» au lieu de «difficulté», «a» au lieu de «à», «Francais» au lieu de «français» et «més» au lieu de «mes».
- Fautes d’expression : Munch utilise des mots ou des expressions qui pour des raisons diverses ne sont pas corrects : «En cause de» au lieu de «À cause de», «escrire» à la place d’«écrire».
- Fautes d’ortographe diverses : Dans l’exemple cité, il écrit une consonne simple au lieu d’une consonne double («dificulte»), et une majuscule au lieu d’une minuscule («Francais»).
Malgré les nombreuses fautes qui ralentissent la lecture des textes – dans cette phrase il y a au moins dix erreurs plus ou moins graves – il est toujours possible, avec un peu d’imagination, de comprendre ce que Munch a voulu dire. Car c’est souvent la représentation écrite des mots qui est incorrecte et il suffit d’une lecture à voix haute pour retrouver le mot correct.
En voici un exemple significatif tiré du brouillon MM N 2181. Dans ce texte, Munch demande au destinataire de tirer 100 épreuves et de les lui envoyer. Puis il écrit : «Apres le tirage veuilles m’envoyer les’ epreuves avec le conte». «Conte» n’a ici aucun sens. Mais si on lit la phrase à voix haute, elle a plus de sens : On comprend qu’il a probablement voulu écrire «compte», les deux mots se prononçant de la même manière.
Cette faute illustre bien qu’il est utile pour le lecteur des lettres en français de Munch de penser à la prononciation des mots et de se libérer de leur représentation écrite. Munch écrit souvent ce qu’il entend, sans tenir compte de la transcription correcte des mots, et l’une de ses fautes les plus caractéristiques est précisement d’omettre ou de confondre les lettres muettes, très fréquentes en français. Outre les exemples déjà cités, on peut signaliser aussi «pris» à la place de «prix» (p. ex. MM N 3398, p. 1, MM N 3405, p. 1), «ches» au lieu de «chez» (p. ex. MM N 3398, p. 1, MM N 3401, p. 2), «recever» à la place de «recevez» (p. ex. MM N 3398, p. 2) et l’omission de la terminasion des verbes au pluriel, par exemple «mes tableaux donne» au lieu de «mes tableaux donnent» (MM N 3405). Il confond aussi certaines lettres qui peuvent se prononcer de la même manière, comme c et s. Ces tendances semblent indiquer que Munch maîtrisait mieux le français à l’oral qu’à l’écrit.
L’écriture de Munch
L’exemple tiré du brouillon MM N 2181 montre également comment l’écriture bâclée de Munch complique davantage la lecture des textes parce qu’elle empêche le lecteur de déterminer à coup sûr ce qui est écrit. Le «n» de «conte» n’est pas clair, et par conséquent, le mot peut aussi être lu comme «coute», qui serait une version erronée du mot «coût». Il est probable que Munch a voulu écrire «compte» mais nous ne pouvons pas en être absolument certains. Cette forme d’incertitude est souvent présente dans ses textes – on se demande régulièrement quelle lettre ou quel mot il a voulu écrire. Malgré les ambiguïtés qui subsistent, on parvient presque toujours à comprendre l’essentiel du message de Munch – dans MM N 2181, il ne fait aucun doute qu’il demande qu’un certain travail soit effectué, et qu’il souhaite ensuite une documentation sur les dépenses.
Contexte et imagination
Cependant, il reste beaucoup de mots qui n’ont pas de sens, même après une lecture à haute voix. Pour les déchiffrer et les interpréter, nous avons fait preuve d’imagination et de bienveillance. C’est très souvent le contexte qui nous a permis d’éclaircir un mot difficile. Nous en trouvons un bon exemple dans le brouillon N 3408.
«Il y a quelques annés j’ai presque
pe{…}rdue mon ma seule bonne ye ‹jeui›
et ‹j’› ne pas’ encore lire {u}ou pindre avec
cette ‹jeus› – L’Anne dernere j’etait malade
sur mon ma autre ‹jeus› qui toujours a
ete faible –»
La plupart des mots de ce paragraphe sont, en dépit des erreurs, immédiatement compréhensibles. En revanche, les mots «jeui» et «jeus» peuvent poser problème. Il s’agit sans doute du même mot écrit de deux manières différentes. Le contexte s’avère ici très utile à la compréhension : la mention de maladie à propos de «jeus», le fait que la maladie l’empêche de peindre, le fait qu’il a deux «jeus» et qu’il a rayé les lettres «ye» nous mettent sur la bonne voie pour deviner le sens du mot : il s’agit sans doute de ses yeux. Munch ne savait vraisemblablement pas que le singulier de «yeux» est «œil», et il emploie la forme au pluriel. Il se trompe aussi de lettre muette (il utilise deux fois «s» à la place de «x»; en revanche, le «i» de «jeui» est diffile à expliquer!). Le «j» peut correspondre à une influence du norvégien car le «j» norvégien se prononce à peu près comme le «y» français. Dans le paragraphe suivant, nous allons examiner plusieurs exemples relevant de cette influence.
Influence d’autres langues
La correspondance de Munch en français présente plusieurs exemples d’une possible influence du norvégien sur le français. Il semble en effet transférer la prononciation, les manières de s’exprimer ou les pratiques linguistiques norvégiennes à la langue française. On en trouve un exemple récurrent dans les phrases où Munch remercie le destinataire : il écrit souvent «je vous merci …». En norvégien, on dit «takk» et «å takke» pour «merci» et «remercier». Contrairement au français, le verbe n’a pas de préfixe en norvégien et Munch omet souvent ce préfixe lorsqu’il écrit en français. Cependant, dans quelques lettres, il emploie «remercie», ce qui indique que certaines de ses erreurs relèvent de la négligence, et non du manque de connaissances linguistiques, ou alors que Munch, à un moment donné, a appris l’expression correcte.
Dans le brouillon MM N 3412, bl. 1vil y a un autre exemple d’une possible influence du norvégien sur le français : «mon dieu comme les jours se chance». Cette phrase n’a aucun sens. Le contexte indique cependant que Munch a voulu dire «changent» au lieu de «chance», et la phrase devient déjà plus compréhensible, même si le verbe réfléchi reste incorrect en français. Il est probable que Munch utilise ici une construction norvégienne car en norvégien, le verbe de cette phrase serait réfléchi : «herregud, som dagene forandrer seg». On voit aussi une possible influence du norvégien au niveau des mots, par exemple dans l’emploi de «Nowember» pour «novembre» et de «Juni» pour «juin» (MM N 3406, p. 3).
Cependant, ces occurrences ne sont que sporadiques. On aurait pu penser que l’ordre des mots dans la phrase suivrait le modèle norvégien mais c’est rarement le cas. En réalité, l’ordre des mots ressemble plus souvent à l’allemand. Dans les deux phrases «Je n’a pas pense les tableaux vendre» (MM N 3405, p. 1) et «Pour mon art comprendre» (MM N 3405, p. 2), Munch place l’infinitif à la fin, comme on l’aurait fait en allemand, alors qu’en norvégien comme en français, l’infinitif est placé plus tôt dans la phrase. La raison de cette empreinte allemande n’est pas tout à fait évidente; il est possible que Munch applique les règles d’une langue étrangère à une autre.
Un français pragmatique
Munch ne tenant pratiquement pas compte des règles linguistiques dans ses textes en français, l’enchaînement de ses idées peut sembler parfois ambigu et peu clair. On peut donc avoir l’impression que les textes ont été écrits par un auteur distrait, négligeant et impulsif. Mais au fur et à mesure qu’on lit sa correspondance en français, se dessine l’image de quelqu’un pour qui les lettres ont essentiellement une fonction pratique : elles sont avant tout un moyen de communication. En dépit des nombreuses fautes, Munch réussit à communiquer les informations essentielles, et pour ses affaires en France, c’était probablement ça le plus important. Pour ce faire, il s’est approprié les termes techniques et le français dont il avait besoin. Et donc ses textes témoignent surtout d’une attitude pragmatique – et, bien évidemment, du courage de se lancer dans ce qu’il ne maîtrisait pas parfaitement.